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Broken Paint


     Ce pourrait être une fable – la pellicule et le pinceau – mais c'est une réparation, à l'intérieur de Bruno Dumas, de la peinture cassée. Quand je l'ai connu, il avait dans les poches des pinceaux, des chiffons, il peignait dans des baignoires, aussi, ce qui faisait bien rire, il disait si je ne peins pas, je meurs, j'asphyxie. Moi ça ne me faisait pas rire du tout. Un soir où nous venions de parler des précurseurs du surréalisme, que nous étions passés par des stades d'enthousiasme et d'amitié nouvelle, son cœur a décidé d'arrêter la peinture. Net.


     Une année de silence. Il a fallu recommencer, retrouver le chemin. Je le dis pour qu'on comprenne bien ce qui se joue sur ces tables que l'on voit dans les clichés du Jardin argentique, dans les drapés, à la surface des fruits, des roses et des corps qui crèvent l'écran en emportant sur leur cuisse des traces de couleurs. J'aime les photographies pures des extérieurs de plages, la prise de vie qui s'établit, le regard tranquille sur des espaces vides peuplés de ses souvenirs, qu'il offre à la contemplation, sans exiger quoi que ce soit. Bruno Dumas ne semble rien vous demander, jamais. Vous venez, il est devant vous, il parle un peu, pas trop, et il vous photographie. En réalité il vous écoute au-delà de ce que vous êtes, on se sent tout chose, après. Ce n'était qu'une impression. L'exigence est partout, il cherche votre texte, de même qu’il interroge les fleurs, les peupliers, les tables de bois et les carafes.

     La photographie peinte est une chose ancienne et le trafic de la chimie des bains n'est pas non plus opération nouvelle, ni du reste la manipulation numérique, techniques avec lesquelles Bruno Dumas dialogue constamment, mais ce qui saisit l'âme devant les prises argentiques et les variations savantes de la trichromie, c'est que le conflit interne, cette remontée désespérée de la peinture vers la toile a quitté le territoire anxieux du corps pour s'épanouir, ici, dans le temps, devant l'image, dans l'aléatoire des bains, qu’ils soient turcs ou nantais (Turquerie pour les nues).

 

     La rigueur est donc, au-delà du cadrage minutieux, de laisser faire les éléments, d'en faciliter peut-être l'apparition, plus tard, dans les écritures secrètes du laboratoire rouge. D'où l’ondulation optique permanente – de plus en plus présente dans les travaux récents – qui projette ce très beau modèle aux perspectives étranges dans des bleus nouveaux, on dirait de métal électrique et de velours clair, et les peaux en sont renouvelés, pelliculés d’étonnement, de cruauté et de temps. Les poires sont nues, les corps sont des fruits, les bleus vous montent à la tête en alcools, comme des chocs (ô polysémie des figures) et une sensation de mémoire affleure constamment, à mi-chemin du drame et de la réconciliation. Une tristesse infinie et un bonheur conscient, prisonniers tout deux des mondes cartographiés de la toile. Les roses jaunes (Printemps III) sont de cet ordre indécis des temps perdus. Pleurez, émerveillez vous devant ce pinceau proustien si vous voulez mais vous n’échapperez pas à la dimension métaphysique qui affleure ou qui appuie : Hauron ou Gamine ce sont des espaces visuels qui vous sauvent la vie et vous sommant de vous rappeler que vous êtes vivants et que la nature morte se dresse devant vous dans la transparence érudite de siècles de peinture. Les transparences aléatoires – et les strates ménagées aussi par le numérique – sont des parcours pour l’âme revenue de douleurs anciennes.


Ailleurs, une forme de dignité de l’émotion apparaît dans les transparences du verre, dans les airs et dans les frémissement de matières. Les liquides, les tissus, les mains, les corps troublés, coupés, mangés, reconstruits, ces portraits impossibles dissimulés par le grain des pavots et la résolution complexe des images vous décalent vers vous-même. Et vous percevez enfin, dans les couleurs surprises, le vrai visage de la tendresse.
                                                                

          

                                                                                                   Luc Vigier, 1er novembre 2017

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